mercredi 28 septembre 2016

Florian Plugnaire, "Mechanical stress"

       Galerie Eva vautier, Nice


                 

               Dans la pensée présocratique, le monde procède du chaos et c’est Héraclite qui en proposera la description  la plus matérialiste  en insistant sur l’instabilité de toute chose, sur le conflit des contraires mais aussi sur la complémentarité des forces antagonistes: « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde se réalise par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc ».
                   Beaucoup plus tard, dans la seconde moitié du XXe siècle, se développa, en mathématiques d'abord, puis sur l'ensemble des champs des sciences physiques et humaines, la « théorie du chaos ». Celle-ci  s’interrogeait sur l’idée d’accidentel ou de déterminisme pour tout système dynamique au caractère désordonné, « chaotique », présentant une forte sensibilité à ses conditions initiales tout en étant récurrent. Cette théorie s’illustra avec « l’effet papillon » d’Edward Lorenz qui soulignait l’incapacité de prédire les conséquences des perturbations les plus infimes: « Prédictibilité: le battement d’ailes d’un papillon au Brésil provoque-t-il une tornade au Texas? »
                    Ainsi le chaos dynamique se révèle-t-il par une limite de prédictibilité et, par là même, dans la  problématique d’un état initial de la matière et donc du temps conjuguée à sa transformation à un instant donné. La contrainte mécanique que Florian Pugnaire évoque sous l’appellation de « Mechanical stress » apparaît comme  une description expérimentale de ce processus.

                     Cette contrainte mécanique se rapporte aux états de tension ou de torsion qui agissent sur un matériau et qui peut en altérer la forme, en affecter les propriétés. Si ces contraintes  sont multiples, liées à des changements thermiques, à des perturbations de champ magnétique ou de composition chimique, c’est plus simplement par rapport à des champ de forces , de pressions et de compressions qu’elles se manifestent.
                    Florian Pugnaire soumet les matériaux à leur possibilité ultime pour saisir l’instant de leur déformation maximum. Et ce temps là résulte également  du libre arbitre de l’artiste quand , d’autorité, il met un terme à l’expérience et que l’œuvre présentée se donne  alors  comme une inscription ou, plus conceptuellement, pour signe de l’ensemble d’un  processus. L’arbitraire rencontre ici la contingence.

                   S’il faut parler alors de sculpture, c’est davantage dans l’idée même de ce qui la définit et  c'est dans sa métaphore que celle-ci se construira. L’artiste dévoile ce que la sculpture suppose dans sa relation à la matérialité. Elle ne procède ici d’aucune inclusion d’une autre matière, d’aucun ciselage, d’aucune découpe, d’aucune mise en forme rationalisée. La sculpture est livrée aux propriétés internes du plâtre, du plomb ou du plexiglas quand celles-ci se mesurent aux tensions extérieures, aux assauts physiques de toutes les forces qui se conjuguent dans un espace déterminé, sur le sol , les murs ou à partir du plafond, pour saisir l’instant d’une expérience limite. Elle n’est que ce témoignage d’énergie optimale , avec la violence qui en résulte, la force éteinte de la couleur, le vestige des sangles.  La sculpture devient ce champ de bosses et de creux; elle résulte d’une pulsion primitive inhérente aux forces de la matière; elle est sans rémission, sans recours: ses lois ne sont autres que celles que  la nature lui fait subir.
                     
                  Parallèlement  à ce « mechanical stress » Florian Plugnaire présente son film « Âgon ». Un hors-temps intense où le corps s’inscrit dans le spectacle du chaos. Une œuvre inoubliable.





mardi 20 septembre 2016

Sol Lewitt, Quentin Derouet, "Vivre ou mourir"

Galerie Helenbeck, Nice



                     « Vivre ou mourir » : il est des titres d’expositions qui obligent  à la circonspection et ne trouvent de réponse au questionnement qu’elles supposent,  que dans l’étonnement pour une telle  alternative radicale dans laquelle l’art doit pourtant tâcher de s’inscrire. Cette injonction – appelons là un défi - ne supporte donc aucune idée de flânerie pas plus qu’elle ne se prêterait à la compromission ou à la demi-mesure. En réponse à ce double infinitif on s’attend, quand deux artistes se trouvent confronter à leur exigence, à une approche distendue, à un grand écart,  et pour tout dire, à quelque catastrophe qui viendrait les emporter…

                              Réunir le grand Sol Lewitt, le minimaliste, le conceptuel disparu en 2007 et Quentin Derouet, le jeune artiste, le poète qui se saisit de la rose dans toutes ses déclinaisons plastiques, voilà une gageure qui frise l’insolence.  Un défi qui ne se relève que par une invraisemblable quête de l’impossible ! D’une telle aventure on en sort grandi ou bien, le plus souvent, on y sombre ; le pari est sans rémission possible mais l’expérience est aussi promesse de toutes les découvertes, fussent-elles les plus inattendues.
                        Ce risque, il faut donc s’en saisir et l’assumer avec cette certitude que deux grands artistes ne peuvent mutuellement se faire de l’ombre mais, qu’au contraire, leur confrontation sera source de lumière et que le travail de l’un éclairera celui-de l’autre. La commissaire de l’exposition, Camille Frasca, parvient ici à la sérénité d’un dialogue entre les œuvres là où l’on appréhendait une certaine cacophonie visuelle. Et c'est miraculeux!

                             Sol Lewitt, parce qu’il avait aussi une formation d’architecte, aimait les murs ; ceux-ci n’étaient pas de simples supports mais des constituants de l’œuvre. De même que pour lui le réel se limitait à ces éléments-là, à des couleurs simples et à des lignes qui, au-delà de toute tentation représentative, extirpaient l’essence des choses, leur rythme interne par des effets de juxtaposition, d’ondulation, de vibration… C’est cette vie d'avant qu’elle ne dise que saisit l’artiste. Et c'est aussi cette vie-là que raconte Quentin Derouet, mais dans une toute autre essence: celle des roses. Les lignes et les couleurs de l’un se déclinent dans la matière de l’autre.  Quentin Derouet  s’empare du mur, le mesure à l’empreinte de la fleur et de ses coulures. C’est ce mur  qui dit la vie, l’éros de la rose et le trajet de sa décomposition. Il lit l'oeuvre de Sol Lewitt en même temps qu'il se relie à elle.
                          . Belles et silencieuses, les œuvres se répondent alors  dans ce « vivre ou mourir » avec nulle autre réponse possible que celle que des roses, des formes et des couleurs…


vendredi 9 septembre 2016

Cécile Andrieu, "Soufflare"

Galerie Depardieu, Nice





                       En exergue à son ouvrage sur le Japon, « L’empire des signes », Roland Barthes écrivait: « Le texte ne commente pas les images. Les images n’illustrent pas le texte: chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori: texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer leur circulation, l’échange de ces signifiants: le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes. »
                            Le recul des signes, leur absorption dans la matière en même temps qu’ils désignent le vide et le silence, voici toute l’œuvre de Cécile Andrieu qui se construit dans cette parenthèse du sens,  en écho à ce Japon où elle travaille et réside.

                          L’exposition s’élabore dans l’extension même de son titre: « Soufflare », ce mot aussi incertain, invisible, que le souffle qui le traverse. Etre en proie à cette tension là, à cette circulation  transparente d’un esprit à rebours des mots, au risque d’en revenir toujours au point originel, à la lettre, telle est la démarche de l’artiste qui déploie ses œuvres  dans l’opacité du noir, la découpe du blanc, du plein et du vide. A l’origine, la langue et le livre pour dire le monde et comment percevoir celui-ci quand il ne serait que reflet ou conséquence de nos mots? Telle serait l'hypothèse folle d'une phénoménologie sans autre référent que l'élément linguistique qui la constitue. Mais ici faudrait-il encore recourir à ce code constitutif du langage, à cette clôture, à ces 26 lettres de l’alphabet qui en énoncent la trame.

                        Le travail de Cécile Andrieu consiste à en explorer les potentialités, par des jeux de construction et de dissolution, par une scénographie qui parvient à s’emparer d’un espace sans rejeter l’autonomie de l’objet. Celui-ci reste allusif, comme soumis à son balbutiement originel: trace de livre, de dictionnaire, de lutrin, débris de lettres. Ou bien il affronte la verticalité du mur, s’érige en barre de soutien ou en système de rouleaux ou de piles montés sur ressorts  auquel il se confronte dans des rapports d’énergie et d’équilibre. La lettre demeure obstinément  la trace, le résidus, la parole blanche, l’aléatoire  Le signe se coagule dans la matière; il entre dans cette congruence qui définit les choses pour peu qu’elles  deviennent  ce jeu, cet agencement où mots et syntagmes surgiraient en leur détour. Mais rien n’adviendra si ce n’est le silence et la seule beauté du jeu: « Le jeu de langage ne repose sur aucun fondement. Il n’est pas raisonnable. Il est là comme notre vie. » écrivait Wittgenstein.

                        L’intervention de l’artiste se porte dès lors sur ce dispositif qui met à nu les mots qui conditionnent la pensée et irriguent tout système de représentation. La lettre est cette matrice, ce socle originel, visible mais dépourvu de sens en lui-même quand il reste inopérant dans son extrême solitude. Ce socle littéral est pourtant cet élément primordial, cette pierre de Rosette qui nous permet de traduire,  d’élucider le monde ou du moins de l’évaluer en terme de visibilité et d’intelligibilité.

                      On retrouvera ici toute la démarche poétique de Mallarmé, tendue jusqu’à l’abstraction, hantée par le vertige de l’absolu. Précisément ce cheminement que Jacques Derrida énonçait en 1974 dans « Mallarmé. Tableau de la littérature française »:
                     « Il reste que le « mot », les parcelles de sa décomposition ou de sa réinscription, sans pouvoir jamais être identifiables dans leur présence singulière, ne renvoient finalement qu’à leur propre jeu, n’en sortent jamais en vérité vers autre chose. »

                     Le jeu reste ainsi le maître mot. Pour Mallarmé ses règles et ses invariants  s’engouffrent dans les "plis" du hasard, là où le vide pourrait encore se formuler. C’est dans ce pli que se matérialise l’œuvre hiératique, silencieuse mais lumineuse de Cécile Andrieu.








                 


dimanche 26 juin 2016

Ernest Pignon-Ernest, "Extases"

                 Eglise abbatiale de Saint-Pons, Nice




                        Une église, un plan d’eau et l’obscurité : tel est le dispositif mis en place par Ernest Pignon Ernest pour célébrer l’extase des corps mystiques .  On y verra sans doute la métaphore d’une grotte qui formalise cette tension intérieure  absorbant les figures quand elles sont hissées aux confins de la folie.
                    L’artiste nous plonge dans cet espace nocturne entre ciel et terre où les figures des corps mystiques se déploient dans un drapé qui tombe sur un plan d’eau sur lequel elles se dédoublent  par l’ effet de miroir. Le dessin de la torsion des corps s’y dépose comme des empreintes flottant dans cette eau morte qu’un éclairage mouvant renforce par des effets d’ombre, de plis et de replis, d’apparition et de disparition.

                   Pourtant ce plan d'eau ne se réduit pas ici à l’effet esthétique aussi intense soit-il. S' il est bien ici à la charnière d'un espace, on  peut  surtout  l'envisager comme étant l'élément signifiant de l’œuvre. Dans la Bible, cette phrase: « Les eaux m’ont environné jusqu’à l’âme. » (Jonas 2:5)
                  Julia Kristeva, dans son travail sur l’extase de Sainte Thérèse d’Avila, l’avait parfaitement analysé: « A suivre ses textes, je saisis que l’eau signifie pour la moniale le lieu de l’âme et du divin: lien amoureux qui met en contact la terre sèche du jardin thérésien avec Jésus. » Puis, empruntant la voix de Thérèse, elle ajoute: « La fiction de l’eau m’associe à Dieu sans m’identifier, elle maintient la tension entre nous et, tout en me remplissant du divin, m’épargne la folie de me confondre avec lui: l’eau est ma protection vivante, mon élément vital. » Puis, montrant à la suite d’Husserl combien la fiction « fertilise » les abstractions, Kristeva écrit: « Jamais peut-être cette valeur de la fiction comme « élément vital » pour la connaissance des « vérités éternelles » n’a été aussi justifiée que dans l’usage de l’eau par Thérèse écrivant ses états d’oraison. »

                  C’est bien cette fiction là qui se matérialise dans un récit, mettant en acte une pensée à l’intérieur d’une œuvre d’art, que nous propose Ernest Pignon Ernest. L’extase mystique est saisie dans le silence d’un cri étranglé aux lisières  de la démesure, de la transgression et de cette folie dont l’artiste n’a cessé d’explorer les contours dans les portraits de tous les saints maudits,  Genêt, Le Caravage, Artaud, Pasolini, Rimbaud…

                  Sur ce plan d’eau, rien ne se purifie quand l'ombre du désir extrême hante de nouveau les fantômes qui traversent la nuit de la « grande mort. » 



jeudi 23 juin 2016

Maxime Duveau, "Du sable dans ma santiag."

                   Espace à vendre, Nice



                        « Peignez mes actions plus noires que la nuit » écrivait Corneille dans Médée. Mais les actions s’attèlent à l’humain et à ses mythes quand le fond duquel elles surgissent témoigne d’ une obscurité plus épaisse encore. C’est dans la matière ténébreuse du fusain, comme aussi par des jeux d’effacement et de recouvrement,  que Maxime Duveau exhibe la mythologie d’une Californie réduite à une signalisation  récurrente de clichés, de palmiers, de lignes de fuite vers une lumière absente et sans horizon. Un décor vide d’hommes et d’action.

                     Le cadrage des photos qui en sont la matrice jaillit dans ses hyperboles comme saisi dans le vertige onirique d’un plan cinématographique. Mais là où l’on attendrait, par convention,  surexposition des couleurs et excès, le dessin fouille, par le noir et blanc, dans le négatif de l’image. Il désigne l’extinction. Non par un dessin fait de lignes mais construit sur des masses découpées et des caches pour le réduire à la platitude du noir. Velouté, soyeux ou rêche, celui-ci s’empare de l’espace et l’infecte. Car si les traces d’une réalité réduite à un seul décor sont bien présentes dans la photographie, Maxime Duveau dessine surtout la disparition du réel.

                    Nos mythologies, notamment exprimées dans le sillon des icones du Pop Art, sont ainsi fondées sur un leurre que les artistes n’ont cesser à la fois d’accompagner et de défaire. Roland Barthes écrivait: « Quel est le propre du mythe? C’est de transformer un sens en forme. Autrement dit, le mythe est toujours un vol de langage. » Il ajoutait: « »N’y a-t-il aucun sens qui puisse résister à cette capture dont la forme le menace? En fait rien ne peut être à l’abri du mythe. »

                     Maxime Duveau travaille dans la matière même du mythe; il dévitalise à l’intérieur de  la puissance du noir et de son opacité les effets de surface quand les effets de séduction s’éteignent sur des images plates, vidées de toute substance, exilées au désir. Le papier est alors écorché et, de ses écailles lacérées, dans les lambeaux d’une blancheur à vif , surgit l’espérance d’une lumière: le réel. Le dessin devient alors ce hors champ photographique par lequel l’artiste se soustrait aux rêves éveillés et aux pacotilles exotiques d’une économie marchande bâtie sur les décombres de la réalité.

                      Dans ses « Structures anthropologiques de l’imaginaire », Gibert Durand montrait que l’imaginaire ne serait pas inépuisable et qu’il se reproduirait selon des axes logiques et isomorphiques. Maxime Duveau radiographie ce corps transversal à toute représentation de masse et dans un geste qui renoue avec l’esprit hellène, il oppose les deux modes antithétiques de la pensée, le logos (« raisonnement ») et le mythos (« mythe ») invérifiable mais intraitable dans ses effets de beauté et de persuasion.  L’artiste est ici celui qui, à l’instar de Barthes, fouille les formes de notre mythologie contemporaine pour en extraire le logos, le sens.


                       Maxime Deveau expose en compagnie de Jeremie Paul qui s'empare de l'esprit Pop  en mettant en scène principalement le Mexique dans des installations ironiques  dans une grande diversité d'approches.





dimanche 19 juin 2016

Florent Mattei, "L'épreuve du temps"

                      Villa Henry, Nice


              Malgré l’apparente polysémie du mot « épreuve », une constante surgit au détour d’une étymologie dans laquelle s’enracine l’idée  d’ "éprouver "  comme on le dirait pour un sentiment mais aussi pour cette relation plus sèche au réel quand il s’agirait de soumettre celui-ci à la question de la vérité.
  
                    Voici donc Florent Mattei photographiant  le couple subissant  l’épreuve du temps et qui , au-delà des identités qui la figurent, se trouve réduit à un enlacement tendre, à l’esquisse d’un baiser dans un temps suspendu. Dans un cadrage serré et anonyme, les couples déploient leur gestuelle convenue dans un clair obscur subtil comme pour désigner cet arrière fond obscur et incertain qui serait celui du temps.
                  Cette obscurité du temps soutient l‘ensemble et le questionne; elle devient le véritable sujet de " l‘épreuve"  photographique. Là surgissent ces seules présences, sans passé,  sans anecdotes, sans psychologie. Comme si à cette question du temps l’artiste renvoyait à l’idée même du cliché et se mesurait à ce que celui-ci rend néanmoins  de visible: En quoi les choses sont-elles déjà contenues dans les rites qui les accompagnent? Que voyons-nous déjà avant même de voir réellement quand la photo met à plat le monde, quand une scène de mariage reste une scène de mariage, quand nous persistons à voir ce que nous voulons voir alors que notre regard procède des codes qui l’ont programmé et le déterminent?

                        C’est bien pourtant dans cet écart entre l’identité et la différence que se trame le cadre fusionnel des corps et des sentiments. L’incertitude agit dans cette scénographie si éprouvée mais c'est pourtant elle  qui  donne à l’amour sa vraie dimension. Comme s’il existait une histoire de l’amour ,dans son universalité, avant même que des êtres ne ne la rencontrent et ne la racontent. Ainsi ,à l’inverse de cet instant décisif qui hantent tant de photographes, Florent Mattei explore la durée et photographie le temps.Chaque image est ce moment d'universalité mais aussi un instant de vie et, espérons le, d'amour.







dimanche 12 juin 2016

Gérard Serée

                 

 Conciergerie Gounod, Nice


                     


Nietzche écrivait: "Il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations ». L'artiste était pour lui celui qui, avec autorité, posait des valeurs et se définissait  comme le créateur auquel l’homme devait se mesurer: « Seule vie possible: dans l’art. Autrement on se détourne de la vie". 

                     Gérard Serée s’inscrit dans cet espace de liberté souveraine et créatrice. Il ne désigne ni ne revendique mais élabore un univers d’une bienveillante neutralité où l’abstraction est traversée de signes qui s’ancrent dans le réel, le traversent, le défigurent  pour le réinterpréter. Qu’il s’agisse de peinture ou de gravure, une circulation de lignes lourdes ou ténues s’empare alors de l’espace, le révèle à une forme d'existence biologique avec ses secrétions et ses pulsations internes.  Une vie propre à l’œuvre se joue ici dans  de discrètes références externes, animales ou végétales. Sans pathos, loin de toute expressivité, l’œuvre déploie, sobrement, l’empreinte du monde et du corps qui s’y exerce.
                         Un rythme très composé structure chaque pièce et une forme de calligraphie s’en empare. Une hypothèse de nouvelle lisibilité se construit ici dans le visible. Les formes vaguement tubulaires sont irriguées de teintes qui se confondent à l’encre d’une écriture et le travail du graveur prend alors toute sa dimension.

                     Si Gérard Serée est peintre, et à l’occasion sculpteur, c’est dans la gravure et le dialogue entre le livre et l’image qu’il déploie cette harmonie spatiale faite de tensions et d’errances. Loin de toute illustration, cette image s’apparente  à un texte qu’il nous appartient de lire comme la face cachée de la poésie, tour à tour obscure et lumineuse. Elle est bien cet excès lorsqu’elle scande cette double  transgression du texte et de l'art et qu'elle nous propose alors  ce voyage au-delà de toute limite.