lundi 29 juin 2015

Armand Scholtès, "Installation"

             

Galerie des Ponchettes, Nice



                    Ce ne sont que des restes, des fragments arrachés à la terre et à la mer. Comme préludes pour une histoire lointaine qui se joua dans  l’éclatement des roches , tout là-haut, en amont des siècles jusqu‘aux galets échoués sur notre temps. Préludes aussi à ces arbres amputés emportés par les flots au gré des millénaires jusqu‘à maintenant.
                Dans cette installation d’Armand Scholtès, tout semble cloisonné, scientifiquement, comme des échantillons étalés  sur une table d’autopsie. Ils parlent d’une autre vie, de la sève des arbres et du fracas des torrents. Mais ces galets, ces bois flottés, rehaussés de traits rudes, incertains et de couleurs hésitantes , échappent à la mort quand l’artiste parvient à  leur donner les signes d’une autre existence, inédite, dont nous serions le miroir : une nature humanisée, la réconciliation entre l‘homme et les éléments.
                 Dans les flots tumultueux de tous ces millénaires, il faut lire le polissage des pierres comme si celles-ci étaient destinées à la main, à son creux, à la tactilité rugueuse, âpre, à sa destinée d’arme , d’outil ou de bijou. Ce travail est aussi bien celui de la nature que le résultat du geste de l’artisan. Préhension, poings serrés, paume ouverte.  Là se loge le pire et le meilleur de l’homme comme pour ces bois réduits à des ossements secs et crayeux qui supplient l’hommage d’un ultime rituel car, de  ces débris d’alluvions charriés par la violence originelle et la promesse du chaos, qui saurait dire ce qu’il en est de l’humain ou du paradis des choses?
                Le temps se fige ici. Armand Scholtès ne le ressuscitera pas, il lui rendra hommage à travers un cérémonial de signes . C’est un musée qui se construit, une mémoire pour ces pierres parées, ces bois poreux aux peintures de guerre comme défi au temps. C’est la création  de l’artiste qui confie cela, dans cet interstice improbable de l’humain et d’un temps éternel. Toute la nature réside là, dans cette béance où, justement, l’art doit s’engouffrer.
               Les traits hasardeux restent incisifs, les couleurs hésitent entre effacement et violence pour cette aventure initiatique puisqu’il s’agit bien ici d’un commencement: Ces épaves retrouvent leur dignité. Ces objets migrants sont promis à une vie nouvelle…
              Quand l’art, aujourd’hui comme hier, demeure le langage d’un instant d’humanité! Histoire de temps et d’espace, grand remuement tellurique dans lequel l’humain ne survit que par ses signes tellement lointains dans l’histoire qu’il se les donne aussi pour horizon.
              Echoués au terme de leur Odyssée, les amas desséchés, les vestiges pétrifiés  racontent cette histoire de la Méditerranée. Elle est encore et toujours, celle des hommes d’aujourd’hui. Armand Scholtès les pare de ce langage secret et de ces scarifications magiques  pour l’éternité.
              La Méditerranée pour dernier rivage.




lundi 15 juin 2015

Martin Miguel, "Au fil du fer et du cordeau."

     Galerie Depardieu, Nice

               


                              Dans l’interstice entre peinture et bas-relief, les œuvres de Martin Miguel se déploient dans la puissance du matériau. Aux lisières de la géologie et d’une vie organique  assoupie, le plus souvent  figées contre le mur, tout à la fois concrétions minérales et fossiles d’une vie  organique, elles vibrent comme dans l’attente d’une éruption à venir.

                         L’épaisseur du ciment accentue la force de ce fond tellurique  qui bouillonne en sourdine tandis que, au terme d’une fusion incandescente, matière et couleur explosent. Noces monstrueuses de l’espace et du temps lorsque l’artiste exhibe ces viscères  de maçonnerie lisses ou tavelées de marbrures comme témoignages  d’un feu originel.  Et au bord de ces magmas de ciment, la couleur s’intensifie jusqu'à  son apothéose. Faite de pigments pris  dans un agglomérat de colle et de sciure de bois affronté à une chaleur extrême, elle se libère de sa gangue dans un jaillissement glorieux.

                         Les blocs de ciment ourlés de couleur sont traversés par le fer à béton. Celui-ci  organise l’ensemble, tente une géométrie. C’est une artère prise dans la masse et c’est d’elle que fuse le sang qui couve. Ce fer  est aussi cette tige qui blesse le matériau devenu cicatrice ; il est une ligne qui conduit ce fil où la matière s’électrise, bave ses secrétions, renaît à la vie par la magie de l’art.


                         Que d’humilité cependant pour une œuvre « au fil de fer et du cordeau » ! Les gestes du maçon et de l’artisan s’effacent, comme en retrait  devant la puissance de la matière convoquée. Cette matière qui vient à nous comme une balle tirée sur notre regard.






samedi 13 juin 2015

Céline Martin, Antoine Loubot, Maxime Parodi, Arnaud Rolland

"Manifestement sans fin", Villa Cameline.

Exposition mise en scène par Constantin Buchaudon.




           « C’est le soupçon d’un film, l’ombre d’un film, peut-être aussi un film que je ne sais pas faire. » Voici ce qu’écrivait Fellini sur son  projet inabouti du « Voyage de G. Mastorna ».

            Voici donc l’artiste en proie au doute, à la peur, à la superstition. Ce film inachevé renaît pourtant, tel le fantôme d’un fantôme, dans le décor de la Villa abandonnée, avec son délabrement élégant , pour une mise en scène sombre convoquant dessins, sculptures, vidéo, peintures, comme autant d’épaves d’une histoire qui est peut-être aussi celle de l’art lui-même…

              Mais de quoi s’agit-il? Fellini imagine un violoncelliste qui va de concert en concert. Un jour, pris dans une mystérieuse tempête, son avion échoue dans une ville non moins mystérieuse où des rencontres énigmatiques se succèdent comme écho à son passé. Et la télévision fait état de l’accident de l’appareil et de la mort des passagers.

        Les œuvres présentées tissent un scénario subtil dans lequel les scènes traumatiques s’enchaînent et mettent à vif cette hésitation entre le réel et l’imaginaire qui irriguera ce récit incertain. Le noir et le blanc dominent. Le deuil et la joie se frôlent. Des morceaux de mémoires surnagent en écho à quelque catastrophe…Et pourtant tout ceci ne manque pas d'ironie quand les grimaces du rêve répondent au cauchemar et aux  souvenirs du quotidien.

       Les œuvres sont puissantes. Elles frappent l’esprit par leur force ténébreuse, leur accomplissement formel. Par elles, le spectateur devient le rescapé de sa propre mémoire. Qu’en est-il aussi de notre récit subjectif quand le vrai et le faux s’entrecroisent, dans un tournoiement d’émotions contraires? Qu’en est-il quand notre vie n’est que cette histoire là, une fabrication d’images déformées, troubles, de souvenirs tronqués?

               Ici se dissipent les notions de temps et d’espace. Le passé se confond au rêve et à un futur prémonitoire. L’espace est une spirale sans fin.
« Manifestement sans fin ». Tout est déjà écrit dans le titre de cette histoire. Et les fantômes de Shakespeare resurgissent ici: « La vie n’est qu’une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et qui ne signifie rien. »
Un seul mot: Superbe!





mercredi 10 juin 2015

Gilbert Pedinielli

Conciergerie Gounod, Nice



Parcourir l’art est devenu une aventure schizophrénique tant les propositions divergent, s’opposent dans l’idée comme dans la forme. La chronologie n’est plus ce qu’elle est et, comme le montre  Nathalie Heinich, l’art contemporain résulte d’un nouveau paradigme…
Car le sens n’est plus linéaire depuis que l’homme a inventé le paradis et, qu’avec Alice, nous sommes passés de l’autre côté du miroir pour transiter de la zoologie préhistorique à la douce animalité humaine de Walt Disney. Ce voyage dans lequel nous évoluons philosophiquement d’un continuum chronologique à une expérience quantique, c‘est l‘art qui le met en forme et en images. Entre le singe et le robot se joue l’histoire de l’art dans  le jardin des délices, le pays des merveilles. Ou ailleurs.

La traversée du miroir demeure ce chemin initiatique pour une rencontre avec l’art d’aujourd’hui. Qu’on l’aime ou non. Mais ne jamais oublier que l’artiste n’est rien si l’expérience qu’il propose n’est pas entendue, reconnue. Mais, surtout, que cet artiste n‘existe que par l‘attente d’un  public pour un  langage étranger, mystérieux, qu’il désire pourtant devenir universel.
Une pensée forte, novatrice, incendiaire construit cette histoire pour le meilleur ou pour le pire. L’important ce n’est pas d’aimer, ni même d’innover,  mais de faire, d’une œuvre, une pensée qui défriche les territoires arides d’une histoire devenue sèche.

Ceux qui restent de l’autre côté du miroir croient au réel comme la mouche sur la vitre. Ce sont ces Bouvard et Pécuchet qui, ne l’oublions pas, étaient des copistes et qui, au terme de leur Odyssée picaresque et savante, une fois l’échec consommé, retournent à leur condition de copistes. Superbe métaphore pour Flaubert, l’entomologiste,  sur une vie pour rien, sur le savoir médiocre ou l’ ambition ratée. Don Quichotte sans Pancho Sacha  ou Laurel sans Hardy! Couples claudicants quand l’un n’est que la béquille de l’autre pour support de la bêtise…
 Mais, pourtant, sans l’autre, plus de dialogue, plus de Platon, plus d’altérité. Pas de duplicité, pas de double, pas de jeu.: Le narcissisme est la confiture dans laquelle la mouche se noie.

Pas de réversibilité non plus. Pas de dialectique, pas de zéro et d’infini, bref, morne plaine… la dualité est la norme; elle implique du plein et du vide et l’artiste doit s’en saisir, la mettre en question dans son  inquisition  rieuse et sérieuse à la fois , dans ses balbutiements de formes, de chiffres, de lettres pour une nouvelle grille de lecture  qui, cette fois-ci, ne grillage rien mais qui ressemblerait  davantage à un logiciel ouvert pour des expériences de langage et de sens.

C’est ici qu’intervient Gilbert Pedinielli.
 Depuis 50 ans, il reprend l’art à rebrousse poil, substituant les formes, travestissant les fonctions,  non pour pervertir le langage de l’art mais pour en retrouver la trame, en décoder le parcours.
Ce n’est pas sans ironie qu’il propose une grille de lecture à base de lettres et de chiffres qui nous permet de décoder ce message secret. L’artiste est géographe et historien. Mais il s’amuse d’un système ouvert à toutes les combinatoires dans lequel la logique répond à l’aléatoire comme la raison à l’imaginaire.
 Car c’est surtout d’un jeu qu’il s’agit:  Jeu de rôle et jeu de dupes quand l’artiste  démonte et démontre les stratagèmes de l’œuvre. Quand la toile n’est plus tendue mais qu’elle flotte comme on voudra, ou bien qu’elle tombe comme un chiffon, ou pourquoi  pas, qu’elle pende comme un torchon … Car dans l’universalité de ce langage, toute lecture est possible et, dans la grammaire incertaine de l’histoire de l’art, autant reprendre à rebours toute la syntaxe, mettre du crayon là où on attendait de la peinture, tracer des perspectives du Quattrocento sur des espaces flottants,  faire que la couleur teinte traverse la toile, que tout soit réversible, que tout se réduise aux constituants de l’art et à des signes aussi minimes soient-ils. Repartir à zéro…
Une ligne est un trait de couleur. Une matière possède sa propre liberté dans l’espace. Elle peut se donner frontalement ou être froissée, chiffonnée. Elle peut alors dire l’architecture, se muer en écriture à moins que celui qui observe l’œuvre lui donne sa liberté selon la culture dont il dispose ou selon ses désirs. Certains verront ici un drapé religieux, les rayures d’un pyjama d’holocauste… Autant de signes allusifs qui ponctuent l’histoire dans un tourbillon de contraires.
 Car l’œuvre de Pedinielli  repose sur la réversibilité qui, formellement , devient la figure du paradoxe. 

Ce jeu de rébus est aussi une mise au rebut de tous les canons de l’art: le sens, il appartiendra à chacun de le choisir face à la position de l’artiste-démiurge.. Celui qui regarde l’œuvre pourra intervenir sur sa forme. De même cette œuvre s’inscrira  dans l’incertitude de son caractère unique ou sa multiplicité…

Autant dire que Gilbert Pedinielli, au-delà de son dispositif malicieux, nous apprend à voir. A nous montrer ce qu’est une toile, ce qu’est un dessin, une ligne, un signe, un espace, une œuvre. Mais il nous signifie qu’il n’est pas le seul dépositaire de son contenu. Que l’œuvre est aussi comme une parenthèse - cette trouée dans la syntaxe- dans laquelle il nous appartient d’instiller du sens. Une œuvre ouverte.